Invisible
J'ai longtemps cru que les personnes "excellentes" étaient simplement douées, qu'il s'agissait d'une question de talent inné ou une sorte d'acharnement. Pourtant, depuis quelque temps, je perçois quelque chose de différent qui change ma façon d'apprendre et de progresser, une structure cachée présente un peu partout.
Il existe dans chaque domaine une architecture invisible que je m'entraîne à percevoir. En fait, ce que je cherche intuitivement révèle ce que je vais appeler des "fondamentaux", ce sont ces principes structurants qui organisent tout le reste.
Observez un joueur de tennis exécuter un amorti parfaitement cadencé après une balle tendue, vous sentez immédiatement la justesse du geste, n'est-ce pas? Cette appréciation immédiate est tout à fait normale. Elle reflète notre reconnaissance inconsciente d'un principe fondamental parfaitement exécuté.
De même, quand un coureur semble disposer d'une réserve d'énergie au moment d'un sprint final, ce n'est pas magique, c'est la manifestation visible d'une compréhension profonde de la gestion d'énergie, encore un fondamental.
Un fondamental, c'est le principe essentiel qui incarne l'harmonie parfaite entre forme et fonction. C'est ce qui fait qu'une action n'est pas seulement correcte, mais véritablement excellente dans son essence. Ce n'est pas ce qu'on voit en surface.
En tennis, en entreprise, en jardinage ou dans les jeux vidéo, partout il existe ces principes essentiels qui, une fois maîtrisés, créent une excellence qui semble naturelle et inévitable plutôt que forcée. Comme dans la philosophie d'Aristote, nous ressentons cette justesse avant même de pouvoir l'expliquer. Ces principes, ce sont les fondamentaux..
Dans ce poste, je partage mes observations sur ces principes fondamentaux, et comment cette perspective change ma façon d'interagir avec mon environnement.
Ma première véritable prise de conscience de ce phénomène est venue avec TFT (TeamFight Tactics), un jeu vidéo dit "autochess". En y revenant, après une longue pause, j'ai remarqué que malgré tous les changements, mes fondamentaux étaient toujours là, intacts dans mon esprit. Les mécaniques avaient changé, les personnages étaient différents, mais les principes de base : gestion de l'économie, positionnement, timing, etc. restaient les mêmes.
Au lieu de me perdre dans les détails techniques, je cherche maintenant ces quelques principes essentiels qui structurent l'ensemble.
Cette approche vient de mes expériences, échecs ou réussites. Elle n'est pas réellement formalisée mais plutôt intuitive, je vais essayer de la formaliser ici.
Je commence toujours (souvent) par observer ou tester, sans chercher à performer tout de suite. Je veux comprendre la structure sous-jacente. Quelles sont les ressources limitées? Quels sont les compromis essentiels? Où se crée vraiment la valeur?
Ensuite, j'identifie 1-2 fondamentaux. Pas plus. Les principes qui structurent vraiment le domaine. Les meilleurs fondamentaux sont généralement universels et durables, ils restent valables malgré les changements de contexte. Ils sont souvent liés à la gestion des ressources et au temps.
Pour chaque fondamental identifié, je crée des boucles de feedback ciblées. Une pratique spécifique avec un retour immédiat. En général, je teste un peu tout ce qui me passe par la tête séparément.
Un indicateur que ma vision des fondamentaux est juste : je devrais pouvoir prédire ce qui va se passer.
Ce que je trouve aussi intéressant, c'est ma relation à l'apprentissage qui évolue avec le temps. Au début, je me concentre naturellement sur le résultat final, le score, la victoire, une performance mesurable. C'est normal et c'est nécessaire pour commencer.
Mais avec la progression vient un changement. Mon cerveau commence à créer un "jeu parallèle" où ce n'est plus seulement le résultat qui compte, mais ma qualité dans l'exécution des fondamentaux. C'est comme si mon esprit calculait en temps réel non seulement si je suis en train de gagner, mais comment je joue actuellement si en continuant ainsi j'ai des chances de gagner la partie.
Je pense que cette transformation explique en partie pourquoi l'écart entre les joueurs du top 10% et ceux du top 1% semble (très) souvent plus grand que celui entre le débutant et le joueur du top 10%. Pour atteindre ce sommet du 1%, on ne joue plus vraiment au même jeu, les fondamentaux eux-mêmes deviennent le centre de l'attention.
Cette façon d'apprendre par itérations successives me fait penser aux systèmes d'intelligence artificielle sur lesquels je travaille actuellement (ou peut-être est-ce l'inverse?). Les algorithmes d'apprentissage par renforcement fonctionnent selon un principe similaire à ce que je décrivais précédemment : ils progressent par une succession d'essais, d'observations et d'ajustements.
Les jeux sont efficaces pour apprendre parce qu'ils offrent cette boucle de feedback claire et immédiate. Chaque décision produit un résultat que le cerveau peut facilement relier aux choix. Pareil pour un algorithme qui apprend à jouer aux échecs, il essaie, observe le résultat, puis ajuste sa stratégie.
Heureusement, notre époque nous donne accès à une multitude d'environnements où cette boucle fonctionne à plein régime. Les jeux, les simulations, les environnements virtuels (réseaux sociaux, etc.) nous permettent d'expérimenter (et de nous entraîner) à moindre coût. Cette accessibilité change profondément notre façon d'apprendre et de développer notre sensibilité aux fondamentaux.
Cette même dynamique se retrouve dans notre vie de tous les jours : le client qui revient, le code qui fonctionne, le lecteur qui reste jusqu'à la fin, tous ces retours nous indiquent si nos actions s'alignent avec la structure profonde du domaine. On progresse bien plus vite quand on prête attention à ces signaux plutôt que d'accumuler simplement des heures de pratique sans but.
En cherchant à optimiser mes projets personnels souvent liés au code, j'ai réalisé que ma formation en logistique m'avait enseigné une façon de penser qui s'avère efficace pour identifier les fondamentaux dans pratiquement n'importe quel domaine.
L'idée n'est pas de réduire tout à une "supply chain" au sens strict, mais d'utiliser ce cadre conceptuel comme une lentille d'analyse révélant comment la valeur se crée, se transforme et circule dans un système complexe. Cette perspective permet de distinguer l'essentiel du superficiel et de repérer les points critiques où se joue réellement l'excellence.
Prenons l'exemple des voitures électriques. Pour devenir expert dans ce domaine, une approche classique consisterait à étudier les spécifications techniques, les dernières innovations, les différents modèles. Mais en adoptant une vision "flux de valeur", on découvre une autre réalité : les fondamentaux résident dans la chimie des batteries, les infrastructures de recharge, et la gestion thermique des cellules. Ce sont eux les véritables fondamentaux.
Cette vision systémique transforme notre compréhension dans tous les domaines. Pour le code informatique, il ne s'agit plus simplement d'écrire des fonctions, mais de concevoir un flux d'information cohérent, de définir comment les données sont transformées, stockées, transmises.
J'ai souvent eu cette sensation que quelque chose est "juste" avant même de pouvoir l'expliquer rationnellement. Je pense que tout le monde ressent ce moment où l'on sait qu'une solution fonctionne avant d'avoir terminé de l'analyser ou de l'exécuter.
En relisant Aristote, j'ai trouvé une possible explication sur ce phénomène. Il définit l'esthétique comme une expression de l'harmonie entre forme et matière, qui suggère que notre sens de la beauté n'est pas arbitraire, c'est une façon intuitive de reconnaître ce qui fonctionne.
Pour lui, les intuitions ne sont pas mystérieuses ou purement subjectives, elles sont l'expression d'une compréhension qui reconnaît l'alignement avec des principes fondamentaux avant même que notre conscience puisse les formuler.
Cette sensibilité devient un guide dans notre progression. Elle nous oriente vers les fondamentaux même quand nous ne pouvons pas encore les définir clairement. C'est comme un sens supplémentaire qui perçoit la structure invisible.
Toutes ces observations m'ont amené à développer une approche pour atteindre rapidement un bon niveau dans presque n'importe quel domaine.
Ce regard change ma relation à la pratique. Elle devient moins une course à la performance mais plutôt une exploration continuelle de ces principes fondamentaux, leur raffinement, leur intégration toujours plus profonde. Je trouve même que le plaisir vient autant du processus que du résultat.
La forme se reconnaît à sa cohérence, la matière la rend visible, et le résultat atteste qu'elle a bien été exécutée.
La prochaine fois que vous découvrirez un nouveau domaine, peut-être essaierez-vous d'en identifier les fondamentaux. Vous pourriez alors découvrir que le chemin vers la maîtrise est plus direct, et plus satisfaisant, qu'on ne l'imagine.